samedi 19 mai 2007

Manitou


Vous savez? Si, si, rappelez-vous, quand on est enfant, ou adolescent, et même adulte parfois, il y a ces moments où l'on croit à la pensée magique, ou au Père Noël plus simplement… Ce jour-là de mes quinze ans en fit partie. J'étais en voiture avec mon père et nous redescendions sur Grenoble pour je ne sais plus quelle raison. Au moment de nous engager sur la "grand'route", alors que mon père marquait le stop, j'ai eu à ma gauche une vision qui m'a paru la matérialisation d'un rêve et m'a noué l'estomac d'une brusque jalousie: sur la route un homme menait un poney noir, ébouriffé et piaffant (sans doute sous l'effet de la peur de se retrouver ainsi dans un milieu inconnu). Ô merveille, j'ai eu le temps de les entrevoir en train de tourner en direction des deux hameaux que desservait le bout de route en cul-de-sac dont nous sortions. Et donc, peut-être, qui sait, imaginons, soyons fous, peut-être que ce poney serait encore là à mon retour, peut-être que si je le rêvais assez fort, il allait rester là !!!!

Jusqu'alors, il y avait régulièrement des chevaux parqués dans les champs autour des deux hameaux. Il y avait notamment ce que nous appelions "le parc aux chevaux", grand pré où le cousin de la fermière mettait en pâture des chevaux de trait ou plutôt de boucherie, des Comtois? En tous cas de gros chevaux brun-rouge à qui nous venions apporter de temps en temps des quignons de pain, le plus souvent en les lançant sur le sol devant eux parce que même si on nous avait prévenu qu'il suffisait de laisser le pain dans la main grande ouverte pour ne pas risquer de se faire mordre par mégarde, voir approcher ces grosses têtes était quand même très impressionnant. Trois ou quatre juments, souvent un étalon, parfois des poulains. Ils étaient massifs, hirsutes, plutôt gentils dans l'ensemble mais je me souviens qu'entrer dans leur pré et les voir arriver au trop pour quémander un quignon n'était pas très rassurant et je ne me crois pas l'avoir fait très souvent. Pourtant j'aimais bien aller les voir (tout en restant derrière les barrières…) dans ce très grand champ partagé en trois parties, une plate en bas, une très pentue, une plate en haut. Le jeu était de tenter de deviner dans quelle zone ils pouvaient être, selon l'heure, l'état de l'herbe, l'ensoleillement et une sorte d'intuition qui devait tenir compte de tous ces éléments sans trop se le formuler.


Ça aussi c'est un souvenir qui est très lié pour moi à l'état d'enfance, cette conviction d'être en prise avec des éléments impondérables, d'être capable de prévoir. S'arrêter net et changer de trajectoire dans un champ parcouru pieds nus parce que là, devant, à coup sûr, dans cette touffe d'herbes il doit y avoir un serpent. Maintenant encore je me raconte ce type d'histoires avant de choisir un itinéraire pour mes trajets en vélo: rues, routes, pistes cyclables, raccourcis ou rallongis? Ce qui en fait signifie: est-ce l'heure de la sortie des classes avec les élèves qui traversent en bandes, est-ce une journée venteuse avec les rafales qui s'engouffrent dans les rues transversales et font dévier les cyclistes, l'heure de la sortie des bureaux où les feux rouges sont une insulte au timing des conducteurs (et conductrices), est-ce que je suis assez détendue et attentive pour me glisser dans le flot de la circulation sans encombres? Mais je ne me pose pas ces questions très clairement, je joue encore à me dire que je "sens" que tel ou tel itinéraire va être problématique. Je suis une grande raconteuse d'histoires pour agrémenter mon quotidien!

Mais je parlais des chevaux et surtout d'un poney…

Ce jour-là, donc, à peine de retour j'ai demandé si on avait entendu parler de cette histoire de poney et j'ai ainsi appris que, merveille des merveille, le filleul de ma mère en avait fait l'acquisition pour sa petite fille et qu'il était dans le petit pré à côté du "parc aux chevaux". C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Manitou.


Manitou était, je crois qu'il l'est encore, un poney Shetland au poil noir, au caractère, euh, on va dire ombrageux, tout jeune encore à l'époque de son arrivée, entre un et deux ans. Pas dressé, pas castré, habitué aux humains mais facilement mordeur, autant dire pas grand-chose à voir avec l'image idyllique du poney des livres pour enfants! Malgré tous ces défauts, avec tous les miens, nous avons partagé d'excellents moments dans une amitié assez… rugueuse.

Au début, je me contentais de venir lui rendre de longues visites, toujours dans mon optique d'apprivoisement de tout animal de mon entourage (sauf les oies et les dindes, volatiles honnis s'il en fut). Je restais à ses côtés, je lui grattais l'encolure et je chantais toujours la même chanson pour créer un rituel d'apaisement. Il avait un certain talent pour simuler le plus grand calme, tout occupé à brouter l'herbe vite rase de son pré, alors qu'en fait il guettait l'occasion de mordre la main, la jambe, ce qu'il pouvait saisir. Quel délicieux animal! Mais cette particularité lui assurait une très grande tranquillité dans son pré que peu de personnes osaient traverser et j'y trouvais parfois de superbes récoltes de rosés des prés, alors que la "chasse aux champignons" étaient une pratique intensive dans les bois et les prés du coin. J'avais trouvé une parade approximative à ses morsures: je le laissais saisir ma main, commencer à la mâchouiller et quand il affermissait sa prise et augmentait la pression, alors je saisissais sa mâchoire et c'était à moi de serrer, jusqu'à ce qu'il lâche. La même technique que pour les chats et les chiens, histoire de montrer que les jeux ont une limite. Il n'a toutefois jamais perdu cette habitude et il fallait veiller à lui faire face ou à rester hors de portée de ses dents mais ce n'était qu'un faible prix à payer au regard des moments de plaisir intense que nous avons partagé ensuite dans des balades au gré de l'inspiration et de nos connivences.

Je me souviens d'une froide après-midi d'automne où j'ai dormi à ses côtés, pelotonnée dans sa chaleur alors que lui-même dormait en boule sur le sol, une trêve dans nos rapports souvent houleux. Il devait être partagé entre le plaisir de voir quelqu'un lui tenir compagnie (son champ était vraiment à l'écart de tout passage et il y a longtemps été seul) et le déplaisir de savoir qu'il allait devoir subir mes dernières inventions en terme de dressage. Car je m'étais mis en tête de lui apprendre à sauter des obstacles, à supporter les rênes allemandes, à faire tout ce que j'avais appris pendant un an de pratique de l'équitation dans un club hippique. Mais sur ces grands chevaux de manège, je ne retrouvais pas le plaisir de ces après-midi avec Manitou, ils étaient… indifférents, me semblait-il, et tourner en rond à la queue leu leu sous les ordres d'un moniteur, ça n'avait rien à voir avec ces parties de "bugne à bugne" avec un poney hargneux et déterminé à donner son avis. Je le montais à cru et il lui suffisait d'appliquer sa technique imparable (prendre le galop, s'arrêter net et baisser la tête…) pour me vider quand il en avait assez. Son jeu préféré consistait alors à tenter de se rouler sur moi et j'ai vite trouvé une parade peu élégante mais assez efficace: je me mettais sur le dos et je plaquais mes pieds sur son poitrail, le temps nécessaire pour qu'il change d'avis.

Nos rapports étaient assez houleux, un mélange de complicité et de bagarre, il fallait sans cesse renégocier les rapports de force et même s'il n'était qu'un poney, il restait déterminé à donner son avis. Je me souviens lui avoir mordu le dos une fois où il m'avait pincé une fois de trop la jambe… J'en ris encore maintenant, un peu moins à l'époque. Je l'avais trouvé très ingrat car il s'agissait d'une de ces promenades que je faisais à pied à ses côtés pour le sortir de son enclos où il ne voyait presque personne. Il n'était pas très grand, assez grand pour un Shetland, trop petit pour supporter longtemps mon poids. Je le montais sur les parties plates ou sur celles où notre rituel voulait qu'il prenne le galop, qu'on le lui demande ou pas. Notamment sur cette partie du chemin qui débouchait sur Plagirou – très grand pré en pente qui surplombait les hameaux - partie ombragée et pas trop caillouteuse. C'était un moment de pur bonheur, mêlé de quelque inquiétude qui lui donnait un goût piquant. Il prenait son galop saccadé de poney, tout son corps était tendu dans son urgence de la course et je crois qu'il riait dans sa tête et j'avais envie de rire avec lui dans ce partage d'un moment de gaieté libre. Peut-être qu'il riait aussi parce qu'il anticipait son futur plaisir à me vider une fois en haut de la côte… Car là le chemin redescendait dans les herbes et il s'arrêtait net, tête baissée et laissait faire les lois de la gravité…


Il ne manquait pas d'un certain sens de l'humour et abusait ignominieusement du fait que je le montais avec une simple bride et ce n'est pas avec son absence de garrot et sa crinière souvent pelée que je pouvais me retenir à quoi que ce soit. Je me souviens l'avoir monté une fois dans son pré simplement comme ça, sans rien du tout. Je le guidais par les postures du corps, il répondait assez bien jusqu'au moment où il a pris d'une façon très déterminée la direction de la partie en forte pente de son champ et là, il m'a proprement débarquée de son dos d'un petit saut de mouton, en direction des clôtures en fil barbelé et des ronces. Charmant animal ! Mais c'était de bonne guerre parce qu'il devait aussi subir mes accès de dressite aigue. Dans ces cas-là, je le faisais tourner en longe et prendre les différentes allures à ma demande. Jusqu'au moment où je me suis rendue compte qu'en fait il obéissait sans même l'aide de la voix ni du geste, juste "à la pensée" croyais-je. Moments enivrants! Je restais immobile, je pensais "au pas, au trot, au galop, stop, viens vers moi" et il obéissait à chacun de ces ordres. Je veillais à ne pas bouger la main, à ne pas imprimer de mouvement à la longe. J'avais l'impression de vivre un moment unique de télépathie dont je me disais qu'il ne fallait parler à personne pour éviter les moqueries, le scepticisme ou pire, les explications rationnelles. Pourtant, ça marchait, il obéissait ou plutôt il semblait d'accord pour participer avec moi à ces exercices un peu stupides qui semblaient m'amuser. Et après tout, c'était ça le plus important, trouver une connivence dans le jeu. Bien sûr, plus tard j'ai appris que les chevaux sont extrêmement sensibles aux postures et que je devais lui donner les indications nécessaires à mon insu…

D'autres moments de connivence étaient nos promenades d'exploration. Je partais avec lui dans des endroits inconnus de nous deux. Pas la peine d'aller bien loin, il suffisait de s'aventurer dans les bois et les taillis, parcourus de sentes de bêtes ou de chasseurs, ponctués de petites clairières, anciens vergers abandonnés, coupes de bois reprises par les ronces. Je le laissais faire, nous nous promenions tranquillement et quand nous arrivions dans un cul-de-sac il repartait de lui-même dans une autre direction pour prolonger la balade. Sauf qu'il ne tenait pas compte du fait que là où lui pouvait passer, je ne le pouvais pas toujours, même en me plaquant sur son encolure et c'est ainsi que je me suis retrouvée un jour à demi-étranglée par mon écharpe restée accrochée à une branche…

Les plaisirs que j'ai trouvés avec ce poney, je ne les ai pas retrouvés avec des "vrais" chevaux. J'étais trop habituée à monter à cru et la selle me gênait, c'était comme faire de la broderie avec des moufles…!

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7 commentaires:

Blogger planeth a dit...

Chouettes souvenirs, je crains d'avoir été plus peureuse que toi je ne sais pas si j'aurais osé tout ça, même si un jour, mourante d'envie, je me suis lancée sur le dos d'un poney inconnu du bord de la clôture, juste pour voir, j'ai vu!

21 mai 2007 à 13:33  
Blogger Hélène a dit...

Par vieille rancune recuite, je n'ai pas parlé de Michka, ponette alezan qui a partagé son pré pendant quelques années. J'ai essayé avec elle, me bardant de courage et de détermination. Résultat des courses: j'ai cru que je n'arriverais jamais à sortir du pré en me faufilant comme d'habitude entre les fils barbelés tellement j'étais contusionnée par ma chute! Alors pour lui apprendre, elle n'aura pas droit à la postérité... Gniark gniark !!!

21 mai 2007 à 13:38  
Blogger planeth a dit...

Michka, tiens tiens, j'ai un michka dans le livre que je lis qui parle ... de souvenirs d'enfance, ceux de Nathalie Sarraute, drôle non?

21 mai 2007 à 14:21  
Blogger Hélène a dit...

Michka??? Le petit ours avec un pot de miel dans les bras qui accepte de devenir (ou redevenir) un jouet pour consoler la petite fille malade??? Dans la collection du Père Castor? Qui fait s'envoler le rouge-gorge qui se cachait dans ses empreintes laissées dans la neige pour se moquer de lui??? Ouh la la, la plongée dans les souvenirs! Je crois que je l'avais racheté pour mes filles, celui-là, avec Marlaguette et le loup... Et voilà, un coup de vieux... Contente de côtoyer Nathalie Sarraute dans tes lectures!

21 mai 2007 à 14:30  
Blogger planeth a dit...

arf non désolée me suis trompée c'est micha , dans "Enfance"....
ben pi je connais même pas le tien dis donc...bouhhhh

22 mai 2007 à 10:00  
Blogger Hélène a dit...

Pourtant, Michka le petit ours, voilà qui pouvait éveiller des vocations de dessinatrice! Je vais voir sur Internet si je trouve quelques images...

22 mai 2007 à 10:31  
Blogger Hélène a dit...

http://www.momes.net/livres/michka.html

Voici un lien où on voit la couverture du livre. Faudrait que je farfouille à la cave dans les livres des filles du temps où elles étaient petites!

22 mai 2007 à 10:40  

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