jeudi 10 mai 2007

Les chats


Pour Éliane

Vaste sujet pour des animaux pas bien gros… Comme vous l'aurez compris en lisant mes précédents chroniques, j'étais ce qu'on appelait une "mère à chats", ou "mère à chiens", bref, une "mère à bêtes", je m'arrêtais pour dire bonjour à un chat croisé, pas toujours à un humain… Disons que je comprenais mieux les codes du comportement animal que ceux qui régissent les rapports sociaux entre adultes.

Comme dans toute ferme, il y avait des chats. Les chats permanents et les chats transitoires. Les chatons surtout étaient très transitoires, de quelques jours à quelques mois pour les plus "chanceux", entre la régulation de l'espèce par le fermier et celle par les accidents qui guettent tous ces chats de hasard, poison pour le renard, pièges, chasseurs, voisins qui ne tolèrent plus de voir leurs semis grattés, chiens briseurs de reins, voitures qui prenaient le bout de route pour une piste d'accélération. Bref, de tous ces chats, seuls quelques-uns, plus expérimentés, plus reconnus et acceptés, ont eu une vie assez longue pour marquer ma mémoire.

Quand j'étais petite fille, il y avait l'ancêtre, Chouchou, grand-mère douairière et tricolore, devenue avec l'âge (et une rencontre avec un piège) boiteuse, chassieuse, tirant la langue. Quand elle grimpait sur nos genoux pour se faire caresser, elle se prenait les griffes de sa patte abîmée dans les mailles de nos pull-overs mais n'interrompait pas pour autant son ronron ni son pétrissage. Gentille chatte discrète, vite prête à fuir, consciente des limites de ses prérogatives.

Sa fille, Pomponette, représentait à mes yeux l'archétype du chat de gouttière, vaguement tigrée, vaguement brune, vaguement grise, le tout mélangé, un caractère revêche, la griffe facile. Elle n'eut qu'une qualité, mais grande, ce fut celle de donner le jour à Kochka, qui devint LE chat de la famille et laissa après son décès un vide jamais restauré. Mais c'est une autre histoire…

Je n'ai bizarrement que peu de souvenirs de matous, pourtant tous ces chatons n'étaient pas issus de l'opération du Saint-Esprit ! Seul Poum a surnagé dans ma mémoire. Un gros matou roux, grand plus que gros, grandes pattes, grandes oreilles, grand nez, yeux rapprochés qui lui donnaient un air pas totalement finaud, et brave avec ça, câlin-collant, le genre de chat qui vous saute sur les genoux et n'en décolle plus, s'obstinant à rester lové en boule même quand vous faites mine de vous lever, tant que la gravité n'a pas le dessus et l'oblige à retomber sur ses pattes. On l'aurait dit scotché sur nos jambes! Un bon reproducteur en tous cas qui savait transmettre ses gènes comme on peut en juger par la photo ci-dessous…


Et il y eut Mistigri, dont Kochka était amoureux, en vain vu son statut de chat castré. Ah, Mistigri… Dans un sens elle fut mon premier chat, le premier chat que j'ai apprivoisé. Et ce n'est pas rien que d'apprivoiser un chat de ferme qui vit en totale autarcie ou presque, de chasse, d'un peu de lait à l'heure de la traite et de restes laissés sur le pas de la porte. Elle était arrivée déjà presque adulte, donnée par des voisins, et je mis pas mal de temps, à force de patience et d'attentes à croupetons devant le rebord du toit qui arrivait presque au niveau de la route, avant d'arriver à réduire la distance de fuite, à me faire tolérer, puis accepter, puis rechercher. Bien sûr, le fait que je ne venais jamais la voir les mains vides participait à cet apprivoisement mais chut, n'abîmons pas les légendes enfantines!

Chatte blanche et tigrée de gris, elle n'avait pour elle que des yeux magnifiques et une vraie délicatesse dans la présence. Jamais opportune, jamais quémandeuse, toujours digne et ramassée dans ses jupes. Quand dans mes promenades je la voyais accourir à ma rencontre à petits pas pressés pour un brin de causette, je m'arrêtais toujours pour une caresse, même si ce n'est pas facile de caresser un chat qui tourne en rond autour de vous. Même pressée, je m'arrêtais, le temps nécessaire à la politesse du code félin, car un chat se vexe vite et est facilement rancunier. Après tout, je lui devais bien ça puisque c'est par elle que j'ai eu accès au monde félin en liberté.

Quand je la voyais prendre ce ventre pointu de la chatte sur le point d'accoucher, je tentais dans la mesure du possible de repérer le lieu où elle allait cacher sa portée le temps pour ses petits d'avoir les yeux ouverts, ce qui leur garantissait d'échapper à la noyade. Elle tolérait ma présence à quelque distance tout en couvant ces petites limaces souvent rayées sous ses pattes rassemblées, ou me tournait le dos pour manifester sa réprobation. Je ne tentais pas de les toucher, on m'avait tellement répété qu'une mère abandonne ses petits s'ils portent une autre odeur… Simplement je faisais en sorte de les habituer à mon existence dans leurs parages. De toutes façons, ses cachettes étaient souvent introuvables et le plus souvent ce n'est que quand les petits chats avaient déjà presque un mois que je parvenais à repérer le coin de la grange, le rebord d'un toit, le dessous d'un tas de bois, où elle les avait déplacés, plus près des activités humaines.

Apprivoiser des chatons qui n'ont jamais vu d'humains, ce n'est pas une sinécure, mais je débordais de patience et d'obstination. J'attendais que Mistigri arrive près de la cachette avec une proie pour ses petits, une souris le plus souvent. C'est d'ailleurs ainsi, en la repérant à son air affairé, que je trouvais l'endroit en question. Comme c'était mon amie chatte, elle avait confiance en moi et quand elle jugeait ses petits assez grands pour la rencontre, au lieu de leur amener leurs victuailles directement, elle posait la défunte souris au sol et appelait sa progéniture. J'arrivais presque à imiter ce miaulement spécifique, ce "mrrrrrrouin", assez bien pour qu'à la longue les chatons pointent le bout de leur museau en m'entendant. À moins que ce ne soit assez ridicule pour que la curiosité les pousse à venir voir qui faisait ainsi un bruit de klaxon enroué… Toujours est-il qu'elle les amenait ainsi à se familiariser avec moi et de jour en jour ils s'enhardissaient, parfois jusqu'à venir jouer autour de moi, voire sur moi quand une bousculade ou l'ivresse du jeu leur faisait perdre toute prudence. J'en profitais pour en effleurer un du bout du doigt, mine de rien, tout en réfrénant ma convoitise. Ou alors je le faisais quand elle poussait la confiance jusqu'à les allaiter en ma présence. Enfin arrivait le jour de LA tentative. Je pensais alors à me munir d'un pull à manches longues, forte de l'expérience, et pendant que les chatons se bousculaient autour de mes jambes, j'en saisissais un par le milieu du dos et je le plaquais au sol. Euh, de préférence en l'absence de Mistigri car il poussait alors des cris de protestations qui ne lui auraient pas plu! Je peux vous dire qu'un minuscule chaton n'est pas facile à maintenir quand il n'est pas d'accord et que ça se tortille comme un asticot fraîchement coupé et que ça déploie un nombre de griffes et de dents considérable ! D'où la nécessité du pull à manches longues… Dans le meilleur des cas, la bestiole finissait par se calmer et par accepter la situation, je n'insistais pas et je la relâchais. Si elle reprenait ses jeux, la partie était gagnée, elle avait compris qu'il n'y avait pas mort de chat à se laisser attraper et avec un peu de patience la confiance pourrait s'instaurer. Si vraiment elle paniquait, j'attendais un autre jour pour une autre tentative. Certains restèrent rétifs, d'autres finirent par accepter, et c'est ainsi que je nouais des amitiés très fortes avec certains chats, qui devenaient ainsi "mes" chats.

Mistigri a vécu assez longtemps pour un chat de ferme. Neuf ans, dix ans? Je me souviens fort bien de la dernière fois où je l'ai vue. Elle semblait éreintée, usée. J'étais montée passer un week-end dans la maison de mes parents et pour la première fois de sa vie, elle a tenu à dormir à l'intérieur, avec moi. Auparavant, elle m'a présenté sa dernière portée de chatons, les a appelés pour qu'ils déboulent par-dessus le mur, trois jeunes chats déjà grands dont une jolie minette métissée de siamois. Je me souviens de son poids minuscule sur le couvre-lit, de son ronron intense, trop grand pour ce corps devenu décharné. Tôt le matin elle a demandé à sortir, je ne l'ai plus jamais revue et j'ai considéré qu'elle m'avait fait ses adieux. Du moins je me plais à le croire, et peu importe si c'est le hasard ou le froid qui l'a poussée à dormir ainsi avec moi, cette histoire fait désormais partie de ma légende personnelle, celle de mon enfance.

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2 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

tu sais ça me fait penser à du Colette, et ça me donne même envie de la relire..

11 mai 2007 à 06:54  
Blogger Hélène a dit...

Il serait inutile de ma part de tenter de nier ma boulimie Colettienne qui revient régulièrement... Ses textes ont la vertu de m'apaiser et j'y pioche à chaque fois de nouvelles émotions. En relisant ce texte je me suis même rendue compte que la description des chatons en limaces est retrouvable dans les Claudine. Influence, quand tu nous tiens! Merci pour ce compliment!

11 mai 2007 à 07:34  

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