dimanche 29 avril 2007

La Charmille

La charmille, c'était et c'est peut-être encore un énorme charme situé à l'entrée du très grand champ qui descendait vers le Plantay. Un arbre énorme et familier, bossué et altéré par les années et des élagages parfois brutaux.

Il était en quelque sorte gradué, car selon son âge et son intrépidité, on franchissait petit à petit des étapes invisibles. Tout d'abord, on restait cantonné à la grosse pierre qui en constituait en quelque sorte le seuil. Puis, on pouvait s'essayer à l'escalade de son tronc bifide pour accéder à la plateforme qui terminait la partie de droite, étêtée. De là partait une très longue branche horizontale qui suivait la haie et surplombait un char à foin, une herse ou une faucheuse entreposée à l'ombre. Assez vite la branche pliait sous le poids mais j'avais une confiance totale dans cet arbre, tandis que je savais qu'un noyer ou un cerisier est susceptible de casser net sous une charge qu'il trouve excessive. Pourtant nous n'étions pas bien gros ni gras. Le but du jeu était d'aller le plus loin possible et de s'installer dans un équilibre précaire, le derrière entre deux petites branches.

Le tronc principal comportait une autre plateforme à laquelle on pouvait accéder en coinçant la semelle des espadrilles dans des fentes de l'écorce ou en prenant appui sur une des loupes qui la déformaient. En se tirant et en se hissant, on arrivait à un endroit relativement confortable, qui permettait d'avoir une vue dégagée sur le carrefour de la vie locale que constituait le croisement de la route et du chemin de Bellevue. Mais nous étions encore trop en vue, et le plaisir de l'espionnage manquait de sel.

L'arbre avait dû subir des élagages sévères dans sa prime jeunesse, et était devenu en quelque sorte "têtard", car à partir de là s'élançaient de grands sous-troncs verticaux dont parfois les branches avaient l'amabilité de se succéder en une sorte d'escalier tournant.

Après quelques années de pratique, l'escalade de ces premières parties ne présentait plus aucune difficulté pour les petits singes que nous étions. Il s'agissait d'escalades en bande, pour discuter, rire, passer le temps et observer en pensant ne pas être vus. Les explorations du faîte, je les ai faites en solo. En me hissant à la force des bras, j'ai franchi la zone limite à l'écorce lisse et sans branche intermédiaire et j'ai enfin connu l'ivresse des sommets !!! Je devais avoir une quinzaine d'années. J'ai bien sûr gravé mon nom dans l'écorce lisse et fine, d'un gris de peau d'éléphant, avec un Opinel comme il se doit. L'arbre était couturé dans ses parties basses de ces paraphes successifs mais tout en haut, il paraissait vierge de toute trace. Exaltant!

Ma carrière d'exploratrice en feuilles a failli tourner court ce jour-là car au moment de franchir dans l'autre sens la partie critique, j'ai réalisé, mais un peu tard, qu'il est beaucoup plus difficile de descendre à bout de bras que de monter… Surtout quand on veut atterrir en douceur sur une enfourchure précise. J'ai bien cru l'espace d'un instant que j'allais finir ma vie en écureuil… mais quand il faut, il faut et je n'ai pas eu à subir l'affront de la demande d'une aide extérieure (pourtant je me souviens d'avoir été extraite avec une échelle de ma première exploration d'un vieux prunier mais je devais avoir cinq ou six ans…). Cette difficulté ne m'a jamais empêchée de retourner jouer la fille de l'air au sommet de cet arbre, pour rêvasser, pour attendre, pour pleurer pendant qu'on noyait une portée de petits chiens ou de petits chats que je n'avais pas réussi à caser auprès des voisins, eux-mêmes saturés d'animaux en tous genres. Pour bouder aussi. Se sentir inexpugnable et au-dessus de la mêlée du commun des mortels, rien de tel pour explorer les méandres d'un ressentiment, en faire le tour et l'oublier parce que le vent porte des odeurs et des bruits qui ramènent au désir de rejoindre le monde.

Petit à petit, la Charmille a été massacrée. Elle a perdu sa grande branche horizontale, puis sa forme de boule pour laisser passer des fils électriques. Maintenant qu'un lotissement a poussé dans ce champ, il ne doit plus en rester grand-chose, si elle n'a pas complètement disparu pour laisser le passage aux voitures…

Libellés : ,

2 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

ça me parle, ça, grimper aux arbres pour s'isoler, pi c'est si joliment dit! ;0)

3 mai 2007 à 21:59  
Blogger Hélène a dit...

Il devrait y en avoir dans les villes, des grands arbres boudoirs!!! On verrait les choses différemment peut-être?

4 mai 2007 à 08:02  

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]

<< Accueil

eXTReMe Tracker