lundi 23 avril 2007

Les poules



Toute petite fille, j'avais peur des poules. J'avais peur d'ailleurs de beaucoup de choses, des animaux, des grandes personnes, des autres enfants et une sainte trouille des tortillons de vase que laissaient les vers sur la plage à marée basse. Je pensais que la vie s'annonçait comme une série d'épreuves consistant à marcher sur des asticots pour gagner le droit d'avoir peur de l'eau sans le montrer.

J'avais peur des poules, des chats et je restais calfeutrée derrière la fenêtre de la maison, sur le rebord très large étant donné l'épaisseur des murs. Et des poules, il y en avait partout: dans la cour devant la ferme, dans la cour de derrière qui leur était plus spécialement destinée, dans les prés. Parfois elles grimpaient d'un coup d'ailes sur le mur qui séparait notre jardin du potager de la ferme.

Puis cette peur m'a passé, comme les autres, et je me suis amusée à observer ces volatiles que l'on dit stupides et qui le sont souvent. Elles étaient rousses, blanches ou noires, avec leur jupon de duvet si tentant bien que souvent crotté, leur allure de vieilles dames revêches à l'œil sévère, glougloutant des remarques acides. Mais certainement pas aussi acides que l'odeur que laissaient leurs fientes quand une forte pluie avait détrempé le sol jusque sous l'auvent où elles se rassemblaient la nuit. Cette boue était particulièrement glissante et traîtresse sous les bottes en plastique, et peu ragoûtante l'idée de tomber dans cette mélasse …

Il y avait les poules que l'on appelait les "cous-nus", c'est peut-être d'ailleurs le vrai nom de leur race, je ne sais pas. Elles avaient une allure de guillotinées, comme si elles portaient leur destinée en collier, à découper selon les pointillés. Elles étaient totalement ridicules et paraissaient encore plus stupides que les autres, un peu obscènes aussi dans leur entêtement à montrer leur peau rouge et ridée, comme une blessure, une erreur. Les autres poules faisaient leur travail de poules, elles picoraient et pondaient, sans autre affectation que leur air stupide.

Dans le couloir de la ferme, il y avait en permanence un boisseau rempli de blé pour "donner aux poules". Il était lourd et tentant, Le plaisir consistait à plonger l'avant-bras dans les grains, les faire glisser dans un doux bruissement et en ramener quelques uns pour grignoter. C'était insipide et dur, avec un vague goût de poussière mais délicieux quand même. Pour "donner aux poules", il fallait porter le boisseau jusque dans la cour de derrière et appeler les poules en criant "petit-petit-petit-petiiiiiiiiiiiiiiit". Elles accouraient de tous les recoins de la ferme, se piétinant les unes les autres et entouraient la personne chargée de la distribution, entravant sa marche, prêtes à se faire écraser plutôt que manquer l'aubaine. Une fois le grain lancé à la volée, la hiérarchie se manifestait en coups de becs pour marquer la préséance et les plus humbles avaient le dos tout déplumé. Bien sûr il était tentant de les privilégier en lançant le blé dans leur direction, mais la ruse n'échappait pas à l'œil vigilant des reines-mères et c'était en fait une occasion de plus pour elles de se faire houspiller. Certaines poules, plus accortes, venaient manger dans les mains et piochaient de leur bec dur, tantôt pinçant, tantôt piquant, partagées entre la peur et la faim. Goinfre comme une poule…

Et il y avait les coqs. C'était la grande interrogation à chaque grandes vacances: serait-ce une année avec ou sans coq méchant? Car du caractère du volatile dominant allait dépendre nos itinéraires dans la ferme. Un coq méchant, cela voulait dire un détour pour ne pas traverser la cour de derrière pour rejoindre les champs. Les coqs gris l'étaient plus souvent que les rouges. Un coq méchant, ça attaque tous ergots en avant, avec une ferme intention de vous étriper lisible dans son petit œil mauvais. Ca se repousse à coups de pied mais encore faut-il avoir vu venir l'attaque! Ne jamais quitter un coq ennemi de l'œil, voilà l'enseignement que j'ai tiré de ma fréquentation de ces volatiles.

Certains coqs étaient beaux, et les plumes fines de leur encolure éveillaient en moi une certaines convoitise. Elles changeaient de couleur selon les déplacements de l'animal, elles semblaient presque liquides, glissaient sur le plumage du corps quand l'animal tournait la tête ou pendant sa marche de jouet mécanique.

Bref, je ne raffolais pas de ces bêtes, trop indifférentes aux humains, particulièrement stupides quand elles rentraient dans la salle de la ferme et s'affolaient quand on voulait les en chasser, mais j'aimais les observer. Et puis, elles étaient partout, difficile de ne pas les croiser…

Qui dit poules, dit œufs. Le soir on allait les chercher. Le plus intéressant, c'était quand on avait repéré dans la journée un des endroits secrets élus par les volailles pour faire leur nid. Sous des bûches, dans l'ancien four à pain, sous une poutre. Glisser la main et sentir les œufs encore tièdes, en compter parfois une petite dizaine qui avaient échappé à la surveillance, les ramener fièrement. Boule, la chienne, aimait aussi jouer à ce petit jeu et on la voyait parfois traverser la cour avec un air innocent qui attirait l'attention sur elle, la gueule refermée délicatement autour d'un œuf dérobé, l'œil en coin, et la queue déroulée au lieu d'être portée en trompette. Si on la disputait, elle se dépêchait de serrer un peu trop l'objet du larcin, assez fort pour le briser, assez doucement pour ne pas le broyer. Trop tard pour le récupérer ! Elle recevait sa réprimande et partait un peu plus loin déguster son butin. De toutes façons, Boule était une chienne trop exceptionnelle pour que quiconque pense à lui vouloir longtemps de sa tendance à l'autonomie alimentaire, appelons ça comme ça.

Quand on était allé chercher les œufs, on se retrouvait ensuite avec les avant-bras grouillants de ce que nous appelions les "pouillons", une vermine de minuscules bestioles grises que l'on sentait bouger confusément. La solution consistait à tremper les avant-bras dans l'eau glaciale du bassin des Faure. La partie gauche était la plus accessible. Dans mes souvenirs, du fait de la pente de la cour, le rebord était moins haut à cet endroit ou la dalle du sol était plus épaisse. C'est là que trempait le pain pour les canards. Au milieu, sous l'arrivée d'eau, il y avait les bouteilles de vin rouge mises au frais. A droite, les énormes bidons de lait qui s'entrechoquaient et les bidons individuels, qu'on allait récupérer le soir après la traite. C'était le bassin où buvaient les vaches au moment de sortir ou de regagner leur étable. Ce bassin était délimité par une frontière invisible mais très nette pour moi. La partie gauche était familière, autorisée, quasi publique, avec les bégonias sur une planche, énormes et joufflus du fait de l'humidité ambiante et des soins attentifs du fermier. La partie droite, accotée à l'énorme platane, était plus ombreuse. Surtout, elle faisait partie du domaine du chien, domaine circonscrit par la longueur d'une chaîne courant sur un câble. Un chien attaché est rarement de bonne humeur… Les derniers temps, je connaissais très bien toute la gent canine locale, l'ayant souvent vu naître ou arriver à l'état de boule de poils dans la ferme. Mais quand j'étais petite, il y avait Miss, grande chienne jaune aboyeuse, qui prenait très à cœur son rôle de gardienne. Et Dick, le vieux chien noir, qui était attaché sous la remise, juste assez court pour qu'on puisse se glisser par la porte ménagée dans la grille qui délimitait la cour de derrière.

Mais je parlais des poules…

Il y eut aussi des poules naines, avec leur coq nain. Bien que minuscule, il essayait tant bien que mal de monter les grosses poules qui attendaient patiemment, accroupies, que le minuscule mâle grimpé sur leur dos ait fini son affaire et s'en aille, battant des ailes et coquericant sa virilité accomplie d'un son de chaîne rouillée. Les poules naines avaient droit à plus de tolérance que les autres, elles avaient accès libre à la cour de devant, elles représentaient une sorte de touche de luxe inutile et délassant et ne se faisaient pas chasser à grands coups de "fffssssshhhhouiiiii" quand elles outrepassaient leurs frontières.

Je n'ai guère de souvenirs de poule sympathique, qui se démarquât du lot. Elles étaient interchangeables à mes yeux. Pourtant, je me souviens que ma copine, la fille des fermiers, eut un vif chagrin un jour que sur la table apparut un volatile dans sa sauce. Elle demanda à Odette s'il s'agissait du coq (un vieux coq, un inutile, un surnuméraire?). Sa mère eut cette réponse magnifique: "oui, c'est le coq. Figure-toi qu'il a eu une embolie !" J'en ai longtemps ri, cruellement à bien des égards.

En fait d'embolie, le trépas de la volaille se manifestait plutôt par un coup de couteau. Il me semble avoir assisté à cela, je ne saurais dire où ni quand, pourtant je sens encore l'odeur fade du sang, je revois le geste, mais pas le contexte. Par contre je sais fort bien que petite fille, j'avais tenu à regarder une voisine tuer un lapin et le dépiauter. Le cri de la bête, le bruit de la peau qu'on retourne et qui se décolle m'avaient horrifiée. J'étais repartie au bord de l'évanouissement, et le chemin à travers champ entre Garcinière et Rigaudière s'était effectué dans un tunnel sombre et sifflant.

Les volailles égorgées étaient suspendues à un clou devant le portail du potager. Il m'est arrivé quelquefois d'être saluée au passage par un volatile qui tant bien que mal redressait sa tête au bout de son cou entamé, au-dessus de la flaque de sang qui brunissait. Le fermier n'aimait pas tuer les animaux et s'y prenait parfois les yeux fermés, d'où certains ratés. Je me souviens de la tête ennuyée de la fermière quand je lui annonçais que le coq n'était pas mort.

Quand ma mère cuisinait une poule, elle nous donnait le gésier car on aimait regarder les herbes pilées et les petits graviers qu'il y avait dedans. Je me souviens que ce n'était pas facile à entamer et à écarter tant cet organe est musculeux et compact. C'était un mystère, pourquoi trouvait-on cailloux et herbes dans l'estomac d'une bête nourrie au blé? Nous jouions aussi avec les pattes coupées à l'articulation: en le dégageant avec précaution, on pouvait tirer sur l'extrémité d'un tendon et voir les doigts se plier et se tendre. Ou faire exécuter une danse sur la table de la cuisine à ces deux ballerines écaillues et griffues. Un oiseau est sympathique par la plume, mais dès qu'on se penche sur l'œil et sur la patte, le domaine reptilien ancestral refait surface et il devient difficile d'éprouver de la sympathie pour un animal dont le sang était froid il y a peu. Déjà, cette idée de déambuler avec les mains croisées dans le dos…

Une poule connaît peu d'états de grâce. Un poussin est attendrissant les tout premiers jours, mais très vite il se transforme en dadais dégingandé. Moins laid qu'un caneton à l'âge ingrat toutefois. Un caneton sorti de l'œuf, une fois sec, présente une couleur étonnante, un jaune vif et acidulé à la fois qui donne envie de citron et d'eau fraîche, de pouvoir le tenir et serrer très fort pour voir si la couleur déteint sur la paume. Dès le lendemain, le jaune s'est terni. Quelques semaines plus tard, "l'adolescence" les a transformés en bestioles difformes, avec un grand croupion hérissé de plumes pas finies, et deux moignons d'ailes ridiculement petites.

Non, décidément, la gent volaille ne m'a pas laissé de sympathie particulière et je maintiens mon jugement: bête comme une poule.

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