vendredi 25 mai 2007

Les vaches (suite et fin)

Voici la suite du texte de ma mère, le chapitre intitulé "En champ les vaches". Je joins en image les lettrines que j'ai réalisées pour illustrer les têtes de chapitre du livre que j'en ai tiré.



Je sais, ce n'est pas français, mais nous, on disait comme ça et tout le pays aussi, donc, on allait "en-champ-les-vaches", point! Au début, ma Mémène et moi, nous y allions avec les grandes. C'était pas mal car on pouvait alors jouer à des jeux d'équipe pour peu que d'autres se joignent à nous. Mais très vite nous partîmes seules. C'était deux bonnes heures de récréation, plus ou moins, ça dépendait si les vaches avaient travaillé juste avant dans l'après-midi, s'il faisait beau, si l'herbe était drue, etc. Si un bon chien de berger nous accompagnait, c'était lui qui faisait le travail. Il y avait les chiens qui aboyaient trop, tout le temps, et dont les vaches finissaient par oublier la présence. Elles donnaient juste un petit coup de corne ou de patte pour éloigner la mouche du coche. Il y avait les chiens "Rantanplan", qui comprenaient tout de travers, une vraie calamité. Et il y avait mon Labri qui connaissait exactement les limites que les bêtes ne devaient pas dépasser, qui arrivait à bon escient derrière elles et n'aboyait qu'au dernier moment. Assis sur son derrière à côté de nous, sa langue rose frétillait dans son poil noir, ses yeux en boutons de bottine, couleur café, souriaient sous sa frange mal peignée. Mon ami-chien…

Le départ pour le pâturage avait lieu plus ou moins à l'heure du goûter. Nous avions chacune un panier, genre couffin, dans lequel nous emmenions, selon notre âge, d'abord de minuscules poupées en celluloïd un peu mou (nous en avons écrasé beaucoup par inadvertance), notre goûter s'il était transportable, plus tard un tricot en cours et un roman à l'eau de rose pour le lire à haute voix. Et selon l'emplacement du pré, nous prévoyions aussi de la ficelle, des allumettes, un vieux journal, et même, tout à fait en fraude, un œuf, une fourchette, du sucre, du chocolat en poudre et un bol. Pendant quelques temps nous avons ainsi savouré une espèce de mousse au chocolat qui nous paraissait délicieuse.

Je rejoignais Mémène chez elle avant le départ et je la regardais préparer son "quatre heures". Elle saisissait l'énorme miche de pain qu'elle bloquait sur sa poitrine et, à l'aide d'un grand couteau tranchant, elle se taillait une immense tartine. Lorsqu'en plus le pain était frais, j'en aurais miaulé d'envie! La croûte épaisse craquait, la mie était blanche et juste à la lisière de la croûte elle était compacte, un peu mal cuite, délicieuse. Et ça sentait bon! Pendant la guerre, c'était particulièrement douloureux de regarder ces tartines. Parfois Mémène m'en donnait une lichette avant que mes yeux ne sortent de ma tête. Sur la tartine s'étalait le fromage blanc saupoudré de sucre ou de la confiture. Ces tartines-là, il fallait les consommer sans attendre et Mémène arrivait pour détacher les chèvres et les vaches avec la bouche pleine.

Enfin, nous partions.

Il y avait une douzaine de prés de pâture: la Grand-Côte, la Plan, les Châtaigniers, le Pré des petits noyers, les Essarts. Accessoirement le Pré du dessus ou le haut du Pra-Giroud. Selon l'endroit, les jeux n'étaient pas les mêmes, on s'adaptait à la conformation du terrain, aux arbres divers, aux formes de leurs feuilles et à la disponibilité des fruits.

La Grand-Côte est un champ très pentu dont le sommet est bordé par la route. En ce temps-là, la route était goudronnée, certes, mais étroite, avec de l'herbe qui poussait en son milieu. Pendant la guerre, il n'y avait plus de voiture, même pas le vieil autocar bleu et avant la guerre, seules les mobylettes et quelques vieilles motos empruntaient la route. Nous pouvions jouer tranquillement sur son bord et même parfois en son milieu. C'est là entre autres que nous pouvions jouer à "béret" si nous étions assez nombreux. Il fallait deux équipes bien rangées en ligne face à face, au milieu on plaçait un béret. Quand l'arbitre criait 1, 2 ou 3, les 1, les 2 ou les 3 se précipitaient pour saisir le béret. On n'avait le droit d'attraper l'adversaire que s'il avait le béret en main, sinon il était intouchable et le contrevenant était puni. Celui qui ramenait le béret dans son coin rapportait un point à son équipe. Ce qui était important, c'était les simagrées que l'on faisait au centre pour feinter l'adversaire.

C'était à Grand-Côte que l'on faisait des "maisons", ou plutôt des plans de maisons, avec de petits cailloux. C'était une maison sommaire, avec une salle à manger-cuisine et une chambre. Bien sûr, nous étions des adultes et après une rude journée (il fallait rentrer du foin, ramasser des pommes de terre – tout petits cailloux ronds), nous étions fatiguées et lorsque chacune dans sa maison nous regagnions notre chambre avec notre époux imaginaire, nous éprouvions un vague trouble délicieux. Les vaches étaient représentées par des sauterelles. Il fallait faire notre provision d'insectes, quatre ou cinq. Dès que nous en avions attrapé une, nous lui arrachions les grandes pattes sauteuses pour qu'elle ne puisse pas s'évader illico de son "écurie". Ça faisait une goutte de liquide marron à l'odeur un peu amère. On leur apportait une poignée d'herbe fraîche qui servait de litière.

Quand l'ombre du soir atteignait une falaise du milieu du Néron (nous l'appelions la baleine à cause de sa forme), nous rentrions. Les vaches n'avaient plus faim et parfois elles faisaient mine de rentrer toutes seules.

La Plan était notre "champ-les-vaches" de luxe. Généralement, on y allait le dimanche, avec le maximum de personnes – des vacanciers, auxquels je ne me suis jamais, au grand jamais, identifiée – on regardait les gens passer sur la route une fois de plus. Mais lorsque nous étions seules, Mémène et moi, c'était une autre histoire car la Plan se termine par une côte assez raide qui aboutit à un petit bois longeant un ruisseau. Sur cette côte, les trous de grillons pullulaient. Avec une paille enfoncée dans le trou, on faisait sortir la pauvre bête affolée. Ensuite, elle ne nous intéressait plus, nous n'étions pas sadiques.

Les étés de grande sécheresse, nous avions aussi le jeu des sacs. En catimini, nous apportions deux sacs (vides) de pommes de terre, en sisal. Nous nous asseyons dessus, redressant les coins du fond entre nos jambes, on raidissait le dos en arrière, les jambes en avant et hop, ça glissait comme une luge jusqu'en bas. Un jour, j'ai atterri juste dans une bouse de vache fraîche, il a fallu me laver dans le ruisseau.

Nous avions les feuilles de châtaigniers pour nous faire des couronnes ou des jupes. Nous avions le châtaignier-du-bas avec sa grosse branche horizontale où nous avancions assises par petits bonds jusqu'au bout où nous devions sauter. C'est là qu'un jour je suis restée accrochée par ma robe, comme un cochon pendu. Denise qui était là riait tellement qu'elle ne pensait pas à me décrocher.

J'aimais beaucoup aller en champ aux Essarts. C'était un vaste pré, loin de la maison. Déjà le chemin pour y aller était plaisant et assez long. On passait par le Pra-Giroud jusqu'à la Sagne puis après un tournant on prenait à travers champ. Là, la vue est belle et on peut courir à toutes jambes, on prend de la vitesse dans la descente et on freine en remontant sur une bosse. Et il y a un vieux pommier dans le tronc en pente douce adopte le profil de la pente. Je ne sais pas ce qui lui a pris de pousser comme ça. Enfin, aux Essarts, on était loin de la maison et de rares fois nous avons fait du feu et grillé des pommes. Après, nous avons rêvé de recommencer.

Souvent, Mémène et moi ne disions rien. Nous regardions la vallée. C'était si beau, si bleu, si doré, si doux. L'une et l'autre nous aimions passionnément ce pays.

Le fait d'aller ainsi en-champ-les-vaches pratiquement tous les jours faisait que je connaissais parfaitement chaque pré, sachant où trouver telle ou telle herbe, serpolet ou menthe, telle ou telle fleur, la touffe de narcisses, la seule du hameau, le champ le plus fleuri de scabieuses, sainfoins, marguerites et boutons d'or, là où poussaient les œillets des Chartreux. À l'automne, je connaissais les ronds de mousserons. À la Pentecôte, le dessous des châtaigniers voyait pointer les asperges sauvages.

Lorsque nous rentrions, gorgées de jeu, de courses, de bavardages et de silences, il fallait encore "rentrer" les vaches et les chèvres, traire ces dernières, "donner aux lapins", parfois encore couper du petit bois… Après, la soupe était bonne!

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2 commentaires:

Blogger planeth a dit...

c'est.... drôlement bien..une enfance à rêver.

26 mai 2007 à 11:12  
Blogger Hélène a dit...

Une enfance dont parfois on ne "guérit" pas tout à fait, qui en tous cas crée un attachement vivace pour les lieux et les personnes. Heureusement que l'écriture est là pour en "faire quelque chose"!

26 mai 2007 à 18:30  

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