mardi 29 mai 2007

Les bassins


Il y avait deux bassins dans le hameau, le bassin-du-haut (dessiné ci-dessus), d'usage public, et le bassin dans la cour de la ferme, d'usage quasi-public, du moins la partie la plus proche du portail, celle qui était hors de portée des chiens attachés.

Le bassin-du-haut était en quelque sorte un gage d'autonomie pour nous, les enfants, puisqu'il nous permettait de nous désaltérer sans retourner dans nos maisons respectives. Il s'agissait de se pencher pour mettre nos mains en creux sous le filet d'eau et de boire dans la conque peu étanche ainsi créée. Peu pratique parce que le bassin était bas, qu'il fallait se pencher en bloquant les genoux contre le rebord de la plaque de pierre et le temps de se redresser, les mains étaient vides ou presque et de toutes façons, elles n'étaient pas toujours très propres, nos mains. La "vraie" manière de s'abreuver était de poser un genou sur la tranche d'une des barres de fer qui servaient de support pour les bassines, de s'appuyer sur la borne d'une main et de boire directement au jet. L'eau coulait sur le menton, elle était froide, revigorante, avec un goût de pierre, elle saisissait et c'était… de la vraie eau qui apaise la soif.

Boire ainsi était un plaisir et une source de petite inquiétude quand nous étions en bande de gamins, avec le risque non négligeable ni négligé de se faire bousculer ou éclabousser pendant l'opération puisque nous étions alors une proie idéale pour toute taquinerie, ainsi en équilibre instable au-dessus du bassin, avec un genou scié par la barre.

Le bassin servait à tout le monde, pour entreposer des bouteilles ou des melons au frais dans un seau posé au fond, par exemple, pour arroser les jardins en amorçant un siphon avec le bout de tuyau qui dépassait, je m'en servais aussi pour frotter et refrotter sur les planches posées en travers mon jeans chéri. À l'époque la mode voulait qu'on achetât ces pantalons à l'état brut, bleu pétrole, rêches, rigides et il fallait les délaver soi-même par l'usage et des lavages répétés et leur donner leur forme en les portant encore humides. On obtenait ainsi LA paire de jeans parfaite mais tellement usée par ces traitements qu'elle devenait vite une loque maintes fois rapiécée et encore plus chérie de ce fait. Ô tempora, ô mores ! Mais j'avais mauvaise conscience de laisser ensuite le bassin empli d'une eau laiteuse de savon qui mettait longtemps à s'évacuer… De plus, j'ai toujours eu du mal à boire ainsi directement au jet au-dessus d'une eau souillée, comme si je n'arrivais pas vraiment à dissocier l'eau qui arrive de celle qui est troublée. Je n'aimais pas non plus quand le bassin était vidé par un arrosage d'importance, c'était comme une offense au côté communautaire de cette eau, ça nuisait aussi à son esthétique, ça modifiait son chant et puis… je n'aimais pas ça, il devenait moins "mon" bassin.

Le bassin-du-haut était donc celui de tout le monde, par conséquent accessible aux enfants. Le grand bassin dans la cour de la ferme, c'était celui des adultes. Tout d'abord, il était beaucoup plus impressionnant, avec des rebords formés de grandes lauzes de pierre calcaire bien plus hautes. Et puis c'était un bassin sérieux, pour le travail. Il servait à entreposer à l'ombre du platane les grands bidons du lait de la traite et les petits bidons individuels que nous allions chercher le soir. On y mettait à tremper le pain qui serait mélangé à du son pour donner aux canards. Sous le filet d'eau il y avait un seau avec des bouteilles de vin rouge pour les soifs de travailleurs pendant les foins. C'est dans ce bassin que nous plongions les bras pour nous débarrasser des petits poux qui nous couraient sur la peau après avoir ramassé les œufs, ce que nous appelions les "pouillons". L'eau était glaciale, ça faisait comme un bracelet serré qui remontait le long du bras et ensuite la peau paraissait brûlante. C'est là aussi que les vaches buvaient à longs traits aspirés au sortir de l'écurie ou au retour, provoquant ainsi une cohue entre celles qui se menaçaient de coups de corne pour marquer leur rang social et leur droit à boire avant les autres, les chiens qui aboyaient parce que c'était leur boulot de chiens et le fermier qui leur criait dessus pour leur rappeler qu'elles avaient autre chose à faire qu'à se remplir la panse d'eau. Après tout, elles avaient aussi à boire dans les champs, avec les baignoires détournées de leur fonction première. Mais peut-être qu'elles aussi préféraient cette eau vivante et fraîche?

Ce grand bassin était très joli, avec le mur de pierres sèches derrière lui, le tronc de l'énorme platane à sa droite et la planche recouvertes de bégonias en pots, énormes et joufflus, qui le surplombait. Et puis, il était pratique: il permettait de prévoir le temps du lendemain! Si la grande lauze frontale était humide, les jeux du lendemain seraient à organiser à l'abri de la pluie. Ça et la couleur du Néron, la montagnette de l'autre côté de la vallée. Si ses falaises étaient roses le soir, c'était mauvais signe. Mais ce n'était pas un bassin pour jouer, il fallait veiller à ne pas faire déborder l'eau sur les dalles de pierre qui en constituaient en quelque sorte le seuil et seraient devenues glissantes. Oui, c'était le bassin des grands, il faisait partie de tous ces signes qui marquent l'existence des vies parallèles des adultes et des enfants.

Vers la fin du "chemin-du-haut", là où il change de nom sur quelques dizaines de mètres pour devenir Cournay, il y avait dans un virage sombre et humide le "bassin aux vipères". Pour quelle raison état-il ainsi nommé? Le mystère reste entier, même si le bassin lui-même a fini par s'assécher et les grandes lauzes qui le bordaient par être récupérées par quelque amateur de vieilles pierres. Je ne vois pas bien ce que des vipères amatrices par essence de terrains secs et ensoleillées seraient allées faire dans cet endroit particulièrement humide et glaiseux, mais bon, il devait bien y avoir une raison et j'imaginais des serpents allant se désaltérer précisément dans cette eau sombre, habitée de têtards au printemps, alimentée par une petite source suintante, rien à voir avec le chant joyeux et sûr des deux grands bassins. Un décor de rencontres de sorcières… et pour tout dire, je ne traînais jamais dans cet endroit!

Tout en bas du hameau, devant la grange du Plantay, il y avait à la base d'une haie un minuscule bassin enchâssé dans le sol. Ses rebords affleuraient l'herbe qui était toujours drue dans cet endroit peu fréquenté, j'aimais m'allonger et plonger le regard, jamais la main, dans son eau ombreuse. Avec un peu de patience ma vue s'acclimatait, je cessais de n'en percevoir que la surface et la vie qui grouillait sur son fond vaseux apparaissait. Larves qui frétillaient doucement sur les feuilles mortes qui jonchaient le fond, répugnantes sangsues attablées autour du cadavre décoloré d'un gros ver de terre et parfois, une salamandre venue déposer ses œufs.

Il y avait encore trois autres bassins dans le hameau voisin, juste sous Cournay mais ceux-là, je ne les connaissais pas, si je peux m'exprimer ainsi, ils ne m'étaient pas familiers et je ne crois pas avoir jamais bu de leur eau.

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8 commentaires:

Blogger planeth a dit...

mmm, je sens l'eau glacée au goût de pierre!
dis donc traiter le Néron de "montagnette", le pauvre, t'as pas honte, la fierté des grenoblois!!

29 mai 2007 à 22:06  
Blogger Hélène a dit...

Bah, le Néron, à part brûler il ne sait pas faire grand-chose. Ah si! Cacher le soleil des habitants de cette vallée!!! Mais j'ai une tendresse particulière pour lui qui joue au grand du haut de tous ses 1 298 mètres. Le Rachais lui cache Belledonne, sinon il rougirait de honte et se tasserait encore un peu plus...
Elle a quel goût, l'eau en Corse???

30 mai 2007 à 06:34  
Blogger planeth a dit...

comme l'huile d'olive, fruitée! ;)

30 mai 2007 à 07:22  
Blogger Hélène a dit...

Et voilà... comment voyager simplement en imaginant de l'eau fruitée!!!! Merci pour cet aller-retour en Corse du matin! (et puis si elle a un goût de Javel, tant pis, j'ai voyagé quand même)

30 mai 2007 à 08:03  
Anonymous Anonyme a dit...

ah mais si c'est vrai, elle vient d'Oletta, c'est de la "vraie" eau, même qu'une fois une bête était tombée dans le captage...ça nous fait un estomac blindé!!

30 mai 2007 à 19:54  
Blogger Hélène a dit...

ça me fait penser aux "gensss de la ville" qui étaient malades quand ils buvaient l'eau du bassin. Pffff, petites natures! Alors que quand on a l'habitude de la "vraie" eau, on est blindés comme tu dis...

31 mai 2007 à 13:49  
Anonymous Anonyme a dit...

Bonjour,

J'aimerais bien savoir où se trouvent ces beaux bassins, dans quels hameaux ? Est-ce posssible ? Je fais un travail de rechercher sur l'eau et les fontaines.

Merci

31 mai 2007 à 20:26  
Blogger Hélène a dit...

Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

31 mai 2007 à 20:45  

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