lundi 11 juin 2007

Liberté

Notre enfance à la campagne était une enfance très libre. Pas à l'abandon, loin de là, mais nous étions très libres de nos mouvements dans une mesure qui était fixée par un ensemble de règles dont je ne sais plus trop comment nous en avions connaissance. Toujours est-il que nous suivions tout un code de comportements qui variait sans doute selon les "fournées" d'enfants. Mes frères aînés en ont certainement suivi d'autres, Éliane et les "petits" ont dû avoir une autre lecture du même espace.

Pourtant, je pense qu'il y avait une base commune: ne pas marcher dans l'herbe haute pour ne pas gêner la future fenaison, ne pas abîmer les arbres fruitiers en grimpant dessus au risque de casser les branches (nous nous rattrapions sur les cerisiers abandonnés en bas du parc à chevaux), aider aux travaux des champs dans la mesure de nos moyens et de notre bonne volonté, les bases d'un respect de la propriété et du travail d'autrui.

Ensuite, il y avait les règles plus temporaires: nous pouvions à titre individuel revendiquer les fruits de tel ou tel noisetier repéré dans une haie, l'usage d'un arbre escaladé en premier (comme quand un alpiniste "ouvre une voie"), d'un raccourci à travers un talus. Nous superposions ainsi notre carte des lieux, notre cadastre à nous.

Petit à petit, nous étendions notre rayon d'action. Je me souviens du premier pique-nique improvisé avec Solange, la fille des fermiers. Nous traversions notre grande période "bottes en caoutchouc, jeans et chemise à carreaux", dans notre esprit nous étions des cow-boys, avec l'air mâle et assuré qui va avec. Nous avions pris nos tartines du quatre-heures pour aller le manger au départ du chemin du haut, ce qui devait bien représenter… une dizaine de mètres de la maison la plus proche! Mais c'était un début à tout le moins triomphal et exaltant! Si si. (Nous devions avoir huit ou dix ans…)

C'est en accompagnant nos parents en visite pour le hameau voisin, en allant "faire les foins" dans les champs alentours (ça consistait pour les enfants à tirer la râteleuse pour nettoyer le champ, tâche ingrate et qui nous faisait loucher sur le prestige envié d'un jour pouvoir manier la fourche), en allant parfois livrer des œufs ou du lait dans le village, en suivant les filles P., accoutumées à suivre leur père dans ses journées de chasse, que nous agrandissions notre terrain d'exploration qui finissait par s'étendre assez considérablement (à mon échelle, hein, je n'ai pas vocation de baroudeuse). Il incluait le torrent en bas du ravin et allait jusqu'au Scialet, promontoire qui surplombait la vallée et faisait face au Vercors.

Nous étions le plus souvent hors de vue des adultes. Non pas que nous cherchions à échapper à leur surveillance mais les maisons étaient regroupées autour d'un bout de route et les champs et la forêt étaient vastes. Malgré cette liberté, à cause de cette liberté, nous étions très "sages" dans la mesure où nous ne prenions pas de risques irréfléchis. Peut-être aussi parce que nous étions principalement un groupe de filles et que la rivalité ne s'exerçait pas dans le domaine des exploits physiques?

Toujours est-il que nous ne goûtions pas aux baies inconnues, même le sureau qui parait-il permet de faire des confitures délicieuses était rangé dans la catégories des poisons. D'ailleurs, nous nous en servions pour fabriquer ce que nous appelions du "chloroforme", sans doute le seul terme médicamenteux de notre vocabulaire (panacée générale pour nos genoux couronnés et nos coudes éraflés). Ça consistait en un mélange infâme de tout ce que nous pouvions trouver de puant ou mal famé dans notre environnement: crottes de poules, baies de sureau donc et autres trouvailles, mis en bouteille et laissé à macérer. Sous l'effet de la fermentation, le bouchon finissait par sauter et puis… c'est tout. Nous nous étions déjà désintéressés de l'expérience. Nous essayions aussi d'obtenir des eaux parfumées avec des mélanges d'eau du bassin et de pétales de roses mais le résultat final était assez proche de celui du "chloroforme": une mixture nauséabonde!

Nous ne touchions donc pas aux baies rouges qui poussaient sur les talus, on disait même que les vipères s'en nourrissaient, ce qui était la preuve irréfutable de leur nocivité! Nous ne buvions pas l'eau des ruisseaux (pourtant celle des bassins n'était peut-être pas si différente…), nous ne ramassions pas de champignons autres que les mousserons dans les ronds de sorcières et quelques rosés des prés de temps en temps. Les autres champignons, les "sérieux", étaient l'apanage des adultes, extrêmement jaloux de leurs "coins à champignons". Parfois on pouvait repérer de loin une énorme vesse-de-loup, grosse boule blanche qui pouvait aller jusqu'à un diamètre d'une trentaine de centimètres. Elles apparaissaient comme par magie, en une nuit, compactes, tendres, d'une odeur fade, avec une chair qui se laissait écraser en rendant un peu d'eau. En trouver une était un émerveillement et un dilemme. J'étais partagée entre l'envie de la laisser sur place comme la preuve d'une capacité magique de la terre à produire ses propres boules de Noël et la curiosité de la dépiauter. J'entends encore le son que faisait le pied en se rompant, ce craquement sourd, étouffé par l'herbe. Parfois nous les trouvions alors qu'elles étaient desséchées, poches brunes et flétries. Nous les éclations alors avec un bâton pour voir s'élever le nuage de spores mais là encore, il fallait faire attention: si cette poussière atteignait l'œil, nous pouvions devenir aveugle! Croix de bois croix de fer!

Dans la série des rumeurs incitant à la prudence, il y avait celles qui voulaient que manger des châtaignes crues apporte des poux, qu'il ne faille pas manger plus de deux amandes de noyaux d'abricot par jour, ni dormir à l'ombre d'un noyer sous peine "d'attraper le mal". Ça ne nous a bien sûr jamais empêchés de manger les premières châtaignes crues, histoire d'intégrer que l'automne était bien arrivé, ni de dormir à l'ombre fraîche d'un gros noyer qui bordait le pré de la Jourdenas, mais avec ce petit frisson que donne le risque bravé. (Et on ne se moque pas!)


Des risques réels, nous en prenions parfois quand nous faisions du vélo ou de la luge. Nos vélos n'avaient pas toujours des freins à toute épreuve et une technique pour ralentir dans la pente qui menait à la grand-route consistait à rouler dans le bas-côté ou à mordre carrément sur le talus. Et j'ai toujours sur la cheville une cicatrice qui date du jour où, assise sur le porte-bagages du vélo de Monique, je me suis pris le pied dans les rayons de la roue. Mésaventures de cycliste, rien de très grave, quelques gamelles mémorables et beaucoup de chance de ne pas avoir croisé la trajectoire d'une voiture quand nous déboulions des champs en pente directement sur la route… Mon autre cicatrice est la trace d'une séance de luge qui aurait pu plus mal tourner: nous avions choisi, mon petit frère et moi, un champ derrière la ferme, très abrupt, à tel point que je n'ai pas pu ralentir une fois arrivée en bas et que je me suis retrouvée dans les fils de fer barbelés qui délimitaient un jardin. Une pointe a déchiré mon jean, ouvert le genou, a accroché mon pull-over qui est remonté jusqu'au visage, me protégeant ainsi d'une balafre bien plus conséquente… Bah, un peu de neige pour éponger le sang (pratique totalement inefficace d'ailleurs) et c'était reparti. Nous pratiquions aussi en été la luge sur herbe: dans les parties trop pentues pour être fauchées il restait ce qu'on appelle des bauches, un tapis de longues herbes sèches et couchées par le vent, la pluie. Nous dévalions ces pentes abruptes sur un carton, un sac en toile ou en plastique et il "suffisait" de baisser la tête pour passer sous les fils de fer de la vigne plantée en bas. Parfois notre luge improvisée partait de travers et nous chutions violemment, à tel point que l'on pouvait retrouver des tiges de paille plantées dans nos mollets! Mais le pire était encore de tomber dans une bouse plus ou moins sèche…

Nous faisions attention aussi aux serpents et nos bâtons de noisetiers servaient à frapper le sol pour faire fuir les éventuelles vipères aux abords des buissons de mûres. Ça et faire du bruit en frappant le sol du pied tout en marchant. Moyennant quoi je n'ai quasiment jamais croisé de serpents dans mon enfance: une trace sinueuse qui écartait les herbes d'un champ où je cueillais des fleurs, une "nichée" de petites couleuvres à collier sur le bord d'un talus, une longue couleuvre coupée en deux par la faux et qu'un voisin facétieux m'a jetée en travers du cou. Ah si, j'oubliais!!!! Parfois une chatte ramenait un serpent au dos cassé en deux à la maison, fière de sa prouesse. Je ne suis pas certaine que mon frère aîné m'ait pardonné le réveil que je lui avais prodigué en lui mettant la bête agonisante sous le nez au saut du lit! Pourtant elle était jolie… Les serpents participaient donc plus d'une sorte de mythologie de l'enfance qui voulait qu'il faille porter des bottes en caoutchouc pour se protéger de leurs morsures (mais attention: le crochet venimeux pouvait rester fiché dans la tige de la botte et blesser une personne qui porterait les chaussures de la victime! Si si!) et faire attention quand un lézard vert traverse le chemin en courant devant vous, ça signifie qu'une vipère le suit. Mais je n'ai pas le souvenir qu'une personne de ma connaissance ait jamais été mordu. Ou on ne me l'a pas dit. Ou ça ne m'a pas marqué. Ou elle ne sentait pas bon…

Les abeilles étaient plus problématiques et ma manie de souvent marcher pieds nus m'a apporté quelques désagréments avec elles, sans compter les nids de guêpes dans le grenier qu'il fallait éviter de déranger. Et veiller en buvant une boisson sucrée à ne pas avaler une guêpe trop gourmande et tombée dans le verre. Quelle vie trépidante…!

Un danger d'un autre type était bien plus épisodique mais réel. Quand on rentrait le foin, les enfants étaient chargés de le tasser dans la grange en le piétinant au fur et à mesure qu'il était hissé par le moyen d'une courroie hérissée de crochets de fer. Le fermier était très inquiet à l'idée que nous puissions tomber par la trappe ouverte et nous empaler sur ces pointes métalliques et nous n'avions pas le droit de dépasser une certaine limite. Pas plus que nous n'avions le droit d'approcher la batteuse antique qui faisait la tournée des fermes au moment de la moisson. Elle était entraînée par le moteur du tracteur et c'était tout un système de câbles et de courroies dont on nous disait qu'ils pouvaient se rompre et couper quelqu'un en deux. Brrr… Alors nous la regardions de loin.

Maintenant que je suis mère, si je regrette que mes filles n'aient pas pu vivre une enfance de cette sorte, je sais aussi que je n'aurais peut-être pas eu la sérénité de mes parents face à ces longues absences. Les conditions ne sont plus les mêmes, il n'y a plus la même vie de village, et puis, je ne suis plus du même côté de l'enfance. La preuve, je viens en vain de tenter d'obtenir de ma fille cadette qu'elle me laisse des coordonnées outre son numéro de portable pour la joindre en cas de problème puisqu'elle part à une fête entre amis ce soir… à mon tour de m'inquiéter!

Libellés : ,

6 commentaires:

Blogger planeth a dit...

waaaa, j'adore te lire...

et ce qui m'a fait rire c'est ça:
"on ne me l'a pas dit. Ou ça ne m'a pas marqué. Ou elle ne sentait pas bon…"
c'est un gimmik chez nous aussi, quand on énumère on finit toujours par " ou elle sentait pas bon"
copine!

13 juin 2007 à 20:24  
Blogger Hélène a dit...

C'est à ces petits signes qu'on voit la rencontre des grands esprits! ou des ratons-laveurs... (pour ceux de la génération précédente) En tous cas, ça fait plaisir de voir que nous avons un bon petit tas de références communes! Yes, copine!

14 juin 2007 à 10:42  
Anonymous Anonyme a dit...

Bonbonjour,

Nous on avait un secret contre les piqures d'abeilles: il faut se mordre la langue: cela fait de l'electricité, et cela fait fuir la bestiole. Secret dévoilé par mon père qui a fonctionné assez longtemps....Vous imaginez des enfants, tétanisés, se mordant la langue en esperant que l'abeille connaisse le truc et soit fulguré par notre centrale! (et si elle piquait c'est que nous nou etions pas mordu la langue assez fort!) Aujourd'hui j'ai des doutes sur ses trucs, mais je transmet le secret....
أَسَد

14 juin 2007 à 15:26  
Blogger Hélène a dit...

Euh, c'était peut-être efficace parce que les abeilles étaient secouées par un fou-rire intérieur en vous voyant faire (ça doit faire un bzhihibzzzhihibzzzzhihi, un fou-rire d'abeille) et que ça les déconcentrait pour piquer? En tous cas, promis, sucertain, la prochaine fois qu'une abeille me tourne autour, je tente le truc!

15 juin 2007 à 20:01  
Anonymous Anonyme a dit...

bonbonjoir

vous qui etes de la campagne, peut etre que cela marche avec les vaches et les taureaux? lorsqu'on traverse sans autorisation? (et puis, une vache ou un taureau avec un fou rire on doit pouvoir s'en rendre compte non?)
..bon pour les sangliers c'est une autre histoire, un autre truc en fait... (heureusement parce que c'est plus rare de se faire piquer par un sanglier que par une abeille!)
clind'oeillement, أَسَ

15 juin 2007 à 23:47  
Blogger Hélène a dit...

Pour les sangliers, je ne connais qu'un truc soufflé par un vieux sage: lui arracher une dent pour s'en faire un pendentif! Parait que ça marche... et après ça donne une aura virile irrésistible, n'y a qu'à voir Rahan!

16 juin 2007 à 05:12  

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]

<< Accueil

eXTReMe Tracker